Il semble
intellectuellement très réducteur d'affirmer, quelles que soient les
justifications d'ordre quantitatif exhibées, que le système sociopolitique et
les institutions éducatives ont pu ancrer les savoirs dans la société.
T out nous montre
au contraire, la production sociale de l'indifférence ou de la distanciation à
l'égard des savoirs transmis et captés de façon banale, routinière et médiocre
qui dénote clairement la très faible performance du système éducatif. Peut-il
encore stagner dans une politique du nombre qui s'interdit de poser certaines
questions de bon sens : quelles significations sont attribuées aux savoirs par
les élèves ou les étudiants ? Quelle est la place des savoirs dans la société ?
Représentent-ils aujourd'hui, un levier permettant de comprendre et d'analyser
de façon critique des situations, des problèmes actuels?
Force est de
constater les multiples brouillages, stratégies, logiques sociales, marchandes
et de carrières déployés quotidiennement par les agents sociaux, conduisant
inéluctablement à la relégation des savoirs au plus bas de la hiérarchie sociale.
Au-delà de l'individu, et de la volonté de bien faire de certains, l'échec est
profond et structurel.
Les replâtrages
et les greffes importés mécaniquement, sans discernement, sans réflexion
collective, sans politique publique cohérente, ont fini par tuer toute
abnégation à l'égard des savoirs.
La production
sociale de la «kfaza»
Les savoirs ont
été déchiquetés, bafoués et profondément méprisés, remplacés par la violence de
l'argent (Mebtoul, 2013), la reproduction mécanique et souvent médiocre d'un
" pseudo-savoir " daté, sans aucune adaptation à la réalité sociale,
aux attentes des élèves de toute condition sociale. A La raison critique se
substitue la ruse insidieuse, le refus de toute reconnaissance scientifique de
l'autre. Le système sociopolitique ne semble pas étranger dans la production
sociale de ce qui est appelé la " kfaza " ou la débrouillardise prête
à transgresser et à déjouer toute logique à l'égard des savoirs. Le plagiat et
le copiage sont devenus par la force des choses, des techniques de plus en plus
" perfectionnées ", faisant usage de façon " normale et
normalisée ", de toutes les tactiques inimaginables pour reproduire dans
sa copie des éléments totalement incompris par l'auteur du plagiat (usage du portable,
griffonner dans un mouchoir des notes de cours, s'inscrire dans un réseau de
complicité pour s'entendre au préalable sur la transmission du brouillon du
texte à ses amis, etc.).
Tout le contraire
des savoirs qui imposent une rigueur, une honnêteté intellectuelle et un refus
des certitudes. Les rapports aux savoirs se sont profondément transformés, pour
aboutir à privilégier de façon dominante une posture de la facilité, au sens où
il suffit de peu dans un système social dominé par des ascensions sociales
rapides et brutales, sans détention d'aucun capital culturel, pour réussir
matériellement.
Tout le paradoxe
du système social algérien, est d'aboutir à produire " sa " propre
légitimité au regard des pratiques dominantes déployées par les gens d'en haut…
" Pourquoi pas moi ? Regardez X., il a accédé au pouvoir, sans rien…
".
Ces différentes
postures à l'égard des savoirs laissent nécessairement des traces profondes
dans les représentations et les pratiques sociales des élèves et des étudiants.
Les premiers clament haut et fort " qu'ils n'ont plus la tête aux études
" (Mebtoul et al. 2004) et les seconds sont uniquement préoccupés par
" la fermeture de l'année ".
Le déni du réel
On voie donc
l'urgence de relativiser l'illusion de la massification. Elle est plus de
l'ordre d'une forme sociale d'aveuglement et de déni du réel. Le déni est le
refus de " reconnaitre la réalité d'une perception " (Laplanche,
Pontalis, 1967). Même quand cette réalité a pu être matériellement constatée,
la représentation psychique en est interdite. Tout se passe comme si celle-ci
n'existait pas. Même visible, ou représentée matériellement, elle est dénuée de
signification (Memmi, 2013).
Refus implicite
ou inconscient de reconnaitre que l'éducation est profondément soumises aux
aléas du politique, où tout est prétexte à la production de circulaires,
d'instructions, de notes diverses et d'injonctions administratives multiples
etc. N'est-ce pas là une forme d'éducation policée et distante du réel, mais
sans rigueur scientifique et pédagogique, préoccupée par le placement et le
comptage des élèves et des étudiants ? N'oublie-t-on pas l'essentiel ? Comment
pouvoir redonner une âme aux savoirs, à l'enseignement, et à l'éducation ?
Comment permettre et encourager le changement par le bas, en redonnant
confiance et autonomie aux acteurs préoccupés d'opérer un travail de proximité
et en profondeur dans et avec la société qui est loin d'être une cruche vide
qu'il suffit de remplir de connaissances? Comment aboutir à rompre avec des
savoirs trop abstraits compris uniquement par ceux qui les transmettent, en
décalage avec les attentes des élèves ou des étudiants qui n'ont, pour la
majorité d'entre eux, jamais eu la chance de pouvoir réellement aimer les
études?
C'est peut-être
en questionnant sans cesse et en permanence ce triple sens à l'égard des
savoirs, qu'une petite lumière pourra peut-être émerger dans un réel bien
sombre : l'amour et la passions des savoirs, la valorisation de l'idéologie du
mérite par la médiation des savoirs, discréditée par ceux-là mêmes qui sont
détenteurs du pouvoir d'ordre et enfin, opérer sans aucune compromission, la
connexion entre compétence scientifique de fait et l'attribution du diplôme qui
ne soit plus " ce papier " évoqué avec dérision par bon nombre d'acteurs
sociaux. On feint d'oublier que la force des savoirs, c'est-à-dire leur ancrage
profond dans la société, est intrinsèquement liée à la liberté de penser qui
représente la valeur centrale devant être inculquée dès le plus jeune âge, pour
se prémunir de l'enfermement, de l'instrumentalisation et de l'endoctrinement.
Ibn Khaldoun affirmait, dès le XIVe siècle, qu'on ne peut soumettre
inconditionnellement l'éducation et la culture qui symbolise la "
permanence " à un pouvoir quelconque, politique, économique ou social qui
représente " l'éphémère " (Mouatassine, 2000).
Références
bibliographiques
Laplanche J.,
Pontalis J.B., Vocabulaire de psychanalyse, Paris, PUF, 1967
Mebtoul M.,
(2013), La citoyenneté en question, Dar El Adib Mebtoul M. (2004), sous la
direction, Récits de vie des jeunes : chômage, étude, santé et familles,
Rapport de recherche, Oran, GRAS.
Memmi D., 2013,
" De la dénégation au déni ? La mise en silence du social dans les
campagnes françaises de prévention ", in : ouvrage collectif, Le diabète,
une épidémie silencieuse, Editons Le bord de l'eau, 111-135.
Moutassime A.,
2000, " Diplômés maghrébins d'ici et d'ailleurs, trajectoires sociales et
itinéraires migratoires ", revue correspondance, n° 63.
* Sociologue,
Université d'Oran
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