Je suis sensible à l’honneur que me fait l’Académie royale des
sciences de Suède en décidant d’attribuer le prix Crafoord pour cette
année, assorti d’une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui
fut mon élève) et à moi-même. Cependant, je suis au regret de vous
informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d’ailleurs aucun
autre), et ceci pour les raisons suivantes.
- Mon salaire de professeur, et même ma retraite à
partir du mois d’octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour
mes besoins matériels et pour ceux dont j’ai la charge ; donc je n’ai
aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à
certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule
épreuve décisive pour la fécondité d’idées ou d’une vision nouvelle est
celle du temps. La fécondité se reconnaît à la progéniture, et non par
les honneurs.
- Je constate par ailleurs que les chercheurs de
haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix
Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjà en abondance
et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les
pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n’est-il pas clair que la
surabondance des uns ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire des
autres ?
- Les travaux qui me valent la bienveillante attention
de l’Académie royale datent d’il y a vingt-cinq ans, d’une époque où je
faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour
l’essentiel son esprit et ses valeurs. J’ai quitté ce milieu en 1970 et,
sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique,
je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des
scientifiques.
Or, dans les deux décennies écoulées l’éthique du métier scientifique
(tout au moins parmi des mathématiciens) s’est dégradée à un degré tel
que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de
ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu
quasiment une règle générale, et qu’il est en tout cas toléré par tous, y
compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.
Dans ces conditions, accepter d’entrer dans le jeu des prix et des
récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une
évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme
profondément malsains, et d’ailleurs condamnés à disparaître à brève
échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même
intellectuellement et matériellement.
C’est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus
sérieuse. Si j’en fais état, ce n’est nullement dans le but de critiquer
les intentions de l’Académie royale dans l’administration des fonds qui
lui sont confiés. Je ne doute pas qu’avant la fin du siècle, des
bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble
la notion même que nous avons de la « science », ses grands objectifs et
l’esprit dans lequel s’accomplit le travail scientifique. Nul doute que
l’Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages
qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent,
après une fin de civilisation également sans précédent.
Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même
et pour l’Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu’il
semblerait qu’une certaine publicité ait d’ores et déjà été donnée à
cette attribution, sans l’assurance au préalable de l’accord des
lauréats désignés. Pourtant, je n’ai pas manqué de faire mon possible
pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout
particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde
mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la « science
officielle » d’aujourd’hui.
Il s’agit d’une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de
mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création
scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un
« tableau de mœurs » du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui.
Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre),
fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été
distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et
plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m’ont fait
l’honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je
me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une
enveloppe séparée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Donnez votre avis sur cette actualité!
شارك برأيك